LA MUSIQUE ET LA TRANSE. ESQUISSE D’UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES RELATIONS DE LA MUSIQUE ET DE LA POSSESSION

LA MUSIQUE ET LA TRANSE. ESQUISSE D’UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES RELATIONS DE LA MUSIQUE ET DE LA POSSESSION
DE GILBERT ROUGET, MUSICOLOGUE DE MONDES AFRICAINS
PRÉFACE DE MICHEL LEIRIS, ETHNOLOGUE
ÉDITIONS GALLIMARD, 1980

NOTE DE ANREAS ZEMPLÉNI, PPSYCHOLOGUE, PSYCHOPATOLOGUE

C’est au fil de ses belles pages sur le culte des vodun (pp. 87-102), la musique et l’espace (pp. 177-183), ou de sa surprenante « lettre sur l’opéra » (pp. 337-348), que l’ethnomusicologue G. Rouget nous livre le mieux son expérience intime de musicophile et d’africaniste, expérience qui l’a conduit à composer cette vaste contribution à l’anthropologie de la transe. A l’origine, une double question : pourquoi musique et transe sont-elles quasi universellement associées ? Si la musique déclenche et soutient la transe, comment agit-elle ? Par ses propriétés sui generis, par quelque pouvoir physique du son ou par l’effet moral et culturel du sens ? La première partie du livre soumet à cette interrogation les données recueillies dans les sociétés sans écriture et définit minutieusement les catégories de l’analyse. La seconde l’étend aux civilisations de l’écrit et cherche à affiner la réflexion au moyen des théories grecques et arabes de la transe, un intermède sur la Renaissance et l’opéra esquissant les éléments d’une analyse historique de nos propres conceptions. La conclusion résume l’argument.

Il suffit de parcourir la table des matières pour constater qu’il s’agit non pas d’un ouvrage musicologique stricto sensu, dont le propos et la compréhension seraient réservés aux seuls ethnomusicologues, mais d’une véritable somme — de facture classique, didactique, nuancée, opiniâtrement documentée et parfois poétique — , où la quête d’une réponse à la question ethnomusicologique se solde notamment par un tableau général des phénomènes de transe, d’extase ou d’inspiration, des chamanismes, des médiumnismes et des cultes de possession. Un des plus complets et honnêtes dans un domaine comparatif particulièrement exposé aux dangers de l’induction subjectiviste (qui se retourne, le cas échéant, en déduction objectivante), ce livre devrait donc pouvoir servir d’ouvrage de référence à tous ceux qui abordent les phénomènes sociaux en question, avec ou sans l’oreille musicale.

Même s’il est parfois tenté par un excès de nominalisme ou perdu dans les méandres de sa typologie, G. Rouget nous apporte d’abord une salutaire et scrupuleuse mise en ordre de la terminologie. Pour commencer, il distingue et oppose transe et extase. La première s’extériorise en société par le mouvement et la crise sous l’effet d’une surstimulation sensorielle. La seconde s’obtient dans l’immobilité, le silence et la solitude sous l’influence de la privation des sens. La transe se solde par l’amnésie, l’extase par la remémoration. Enfin, différence cruciale, l’extase est incompatible avec la musique, tandis que la transe la suppose. A qui objecterait, par exemple, que les deux états ainsi définis peuvent coexister dans la même institution (les Shakers) ou constituer des phases de la même séquence d’expérience (sainte Thérèse d’Avila), G. Rouget répond à l’avance qu’ils forment les pôles opposés d’un continuum « reliés par toute une série d’états intermédiaires ». Autant dire qu’ils sont des « idealtypes » et non des catégories. En second lieu, l’auteur reprend à son compte et renforce la dichotomie avancée par M. Eliade et développée par L. de Heusch entre chamanisme et possession. Le chaman effectue volontairement un voyage dans le monde des esprits qu’il maîtrise. Le possédé reçoit involontairement une visite des dieux auxquels il se soumet. La transe chamanique est agie, tandis que la transe de possession est subie. Cette fois encore, le rapport du sujet à la musique est le trait distinctif majeur : le chaman est le « musiquant » de son entrée en transe tandis que le possédé est « musique » par les autres.

Chaman musiquant versus possédé musique, voilà ce qui sera la poutre maîtresse de la typologie. Comme l’indique le « tableau général des relations de la transe avec la danse et la musique » (p. 396), la « transe communielle arabe » viendra se loger à la place médiane entre chamanisme et possession. Lorsque les données arabes et musulmanes (notamment la transe dansée des « derviches tourneurs » mevlévi) amèneront G. Rouget à introduire, tardivement (p. 392), sa distinction plus générale entre transe « conduite » (par soi) et transe « induite » (par les autres), il ne fera, au fond, que reformuler sa première opposition entre le rapport actif du chaman et le rapport passif du possédé aux moyens musicaux de sa mise en transe. Qu’il n’ait pas disjoint plus tôt et plus nettement l’analyse de ces moyens musicaux et celle des représentations de la transe est, semble- t-il, une des chausse-trapes de sa thèse. Non pas, bien sûr, qu’il considère toute transe conduite comme « chamanique » et toute transe induite comme « possession ». Il montre d’ailleurs, au sujet des Bochimen, du dhikr arabe et d’autres cas « mixtes », que la transepeut être à la fois induite et conduite dans des contextes collectifs où les candidats sont simultanément producteurs et récepteurs de la musique. Pourtant, à le lire, on a l’impression que l’authentique « chaman musiquant » (sibérien) ne saurait succomber — faute d’être musique — à la transe de possession identificatoire (p. 165), et que le vrai « possédé musique » (africain) ne se qualifierait jamais — faute d’être musiquant — comme l’agent d’une incursion active dans le monde des esprits. Plusieurs cas africains, sibériens ou amérindiens nous autorisent à en douter et à déceler tant la coexistence dans la même culture que l’enchaînement dans le même scénario musico-rituel des deux représentations, vecteurs d’expériences ou attitudes. Insistons. Pour L. de Heusch1, ce sont les représentations du chamanisme (sibérien) et de la possession (africaine) qui s’opposent. Malgré ses multiples précautions, G. Rouget va plus loin. Il nous suggère que le rapport actif ou passif du sujet à la musique de sa transe (musiquant /musique) pourrait être autant l’indice objectif que la condition instrumentale exclusive de la démarche chamanique « agie » ou de la possession « subie ». Autrement dit, l’opposition entre « chaman musiquant » et « possédé musique » contribue involontairement à creuser l’écart — déjà élargi par le structuralisme intercontinental de L. de Heusch — entre deux modes de rapport à l’invisible que nous retrouvons côte à côte sur tous les continents et peut-être dans toute institution et carrière religieuses organisées autour de l’apprentissage de la transe.
Pourtant, G. Rouget ne méconnaît pas, loin de là, les traits si je puis dire chamanoïdes de la possession que sont, par exemple, la mise en forme active de la transe rituelle ou la maîtrise progressive par l’initié de sa relation avec les esprits. C’est ce qui ressort de sa fine et novatrice analyse du déploiement temporel de la transe, de ses moments et de ses modalités au fil des étapes de l’initiation et au gré des dispositions personnelles du possédé. Nul doute que les recherches comparatives ultérieures se ressentiront des implications de cette analyse nuancée. Ma seule réserve concerne ici les considérations de l’auteur sur la crise de « pré-possession » et sur 1’ « obsession ». Puisqu’il définit restrictivement la possession comme cultuelle et identificatoire — en quoi il la distingue tant de l’« inspiration » et de la « transe communielle » (qui ne sont pas identificatoires) que de la transe médiumnique et de la transe initiatique (qui serait une « transe de
dépossession ») — , G. Rouget se demande comment désigner l’état de dérangement, de rapport aux esprits, qui précède soit l’exorcisme qui le supprime, soit l’initiation qui le transforme en « possession » (identificatoire). Outre que le terme « obsession » qu’il propose a de fâcheuses et dissonantes connotations psychiatriques, je ne vois pas pourquoi appeler ainsi des états que les intéressés eux-mêmes — par exemple les Wolof du Sénégal ou les Moundang du Tchad — conçoivent bel et bien comme des états de possession.

Pour la même raison, il me semble pour le moins étrange de nommer « crise de prépossession » (ou faudrait-il dire « crise d’obsession » ?) les crises de possession non ritualisées ou inaugurales. G. Rouget a raison de distinguer les formes cultuelles et non cultuelles de la possession. Mais lorsqu’il propose de nommer « possession » les premières et « obsession » les secondes, il semble oublier — ou, à tout le moins, risque de nous faire oublier — que la possession est d’abord une théorie ou un schème d’interprétation de l’événement et que la transe n’en est pas un nécessaire attribut.
Après sa fine et poétique description des transes initiatiques — ou « transes de dépossession » —des adeptes du culte des vodun, qu’il a personnellement observées au Bénin, l’auteur en vient à la discussion des relations entre musique et transe de possession. Détaillée et méthodique, son argumentation est appuyée sur un ensemble d’aperçus ethnographiques assortis de remarques éclairantes, de mises au point utiles, de distinctions subtiles et inédites. Je ne puis restituer ici que ses principales conclusions. La musique, dit G. Rouget, ne déclenche pas la transe de par ses propriétés sui generis, mais elle la socialise au moyen du sens identificatoire, culturel, qu’elle lui confère ou transmet.
Les sons agissent comme des « signes » et non comme des stimuli. Que la musique n’est jamais la cause physique ou mécanique de la mise en transe du possédé, l’analyse comparative permet de le prouver. Largement réglée par la convention, son efficacité varie non seulement selon les cultes, mais aussi en fonction des contextes rituels, du statut, de l’âge ou de l’expérience personnelle des adeptes. Si elle est généralement censée provoquer et entretenir la transe, elle est parfois requise pour la calmer (comme dans le tarentulisme) ou pour soutenir une danse (tel le gurri éthiopien) qui s’exécute tant pour entrer en transe que pour en sortir. Aucun instrument, aucun système rythmique, aucune forme mélodique ou harmonique ne spécifie universellement les musiques de possession.

Si l’on pense que l’association, si fréquente et spectaculaire, de l’accelerando et du crescendo est un des universaux de la transe musiquée, l’on se trompe. Il est des transes convulsives survenant en l’absence de tout paroxysme musical et des cultes à transe étale où celle-ci s’obtient par des modulations expressives d’une musique vocalo-instrumentale. En bref, « il semble impossible d’établir un rapport constant de cause à effet » entre musique et déclenchement de la transe : « la seule règle à paraître réellement générale est celle qui veut que la musique soit faite pour les possédés et non par eux, autrement dit que la transe soit induite et non conduite » (p. 437).

G. Rouget récuse, on l’aura compris, toute conception purement neurophysiologique du déclenchement de la transe de possession. Il s’en prend vivement à A. Neher pour qui les stimulations sonores intermittentes provoquées par le tambourinage intense induisent des effets d’entraînement (driving) du rythme cérébral a et, de la sorte,engendrent mécaniquement la transe. Dans la foulée, il rejette les hypothèses de R. Need-ham quant aux effets neurophysiologiques universels de la percussion dans les rites de transition. Et il n’est guère plus indulgent envers la théorie « pavlovienne » de la transe qui serait un réflexe conditionné déclenché par les stimuli musicaux, ni pour l’hypothèse d’un lien causal entre la mise en transe convulsive et l’intense stimulation vestibulaire qui la précède dans certains cultes de possession. Pour avoir imprudemment évoqué ces explications ou d’autres idées, plus floues ou intuitives, concernant l’impact de la violence du son, l’effet « hypnotique » de sa monotonie, etc., d’honorables ethnographes (dont l’auteur de ces lignes) se voient réunis et poliment expédiés sur la charrette de la prétendue causalité physique de 1’« étrange mécanisme ». G. Rouget se réfère ici, pour finir, à l’autorité et à la belle plume de J.-J. Rousseau pour leur rappeler que l’efficace de la musique réside dans son « action morale ».

Soit. Cette partie de sa thèse a l’indéniable mérite d’infirmer et, qui mieux est, de démystifier quelques hypothèses causales véhiculées de chercheur en chercheur, qu’aucune procédure rigoureuse n’a permis en effet de vérifier et encore moins de généraliser. L’auteur met de l’ordre dans ce domaine de la recherche, élague les variables parasites, esquisse les conditions minimales de validation des propositions comparatives.

Serait-ce du haut de la triste charrette de Neher, on lui accordera assurément que la relation entre la musique et la transe est « morale », autrement dit que l’action de la musique passe universellement par la médiation de la culture. Mais, cette médiation ou détermination culturelle une fois admise, la question « physiologique » reste entièrement posée. Pour aller vite, ce n’est pas parce qu’il est démontrable que l’action de la musique de possession s’exerce sélectivement, au moyen de supports identificatoires et à l’intérieur de la culture, qu’il est démontré qu’elle n’est pas à l’origine de processus neuro-ou psychophysiologiques susceptibles d’engendrer, de maximaliser, d’entretenir (ou de calmer) la transe. En d’autres termes, si l’éclosion de la transe est bien fonction des conditions et des effets de sens — de l’apprentissage, du contrôle rituel, du contexte intersubjectif, de la maîtrise individuelle, etc. — , cela n’implique nullement qu’elle n’est pas déterminée par de tels processus psychosomatiques induits par la musique de possession et, a fortiori, par l’interaction musico-gestuelle analogique — rythmique, posturale, « symbolique » — des « musiquants » et des « musiques ». Le fait est que nous ne connaissons pas ces processus.

L’hypothèse de la sensibilisation et de la syntonisation (tuning) du système nerveux central sous l’effet des stimulations parasympathiques ou sympathiques provoquées par les diverses techniques de transe ou d’extase, celle du blocage des fonctions temporelles, séquentielles, analytiques de l’hémisphère gauche (par des stimuli répétitifs) au profit des fonctions spatiales, holistiques, kinesthésiques et émotionnelles de l’hémisphère droit, celle du réajustement de l’équilibre ergotropique/trophotropique qui en résulterait... sont autant d’hypothèses de travail qui restent inaccessibles à la vérification expérimentale. Si les moyens audio-visuels actuels permettent l’analyse conjointe des caractéristiques de la musique et des séquences d’interaction gestuelle concomitantes, les paramètres neurophysiologiques de l’entrée en transe nous échappent, et cela d’autant plus que la transe est soudée à un sens rebelle à l’objectivation. Ce qui n’autorise pas les anthropologues à les méconnaître ou à les minimiser.
Sans doute valait-il mieux laisser ouverte la question. A force d’opposer action « physique » et « morale », stimulus (acoustique) et « signe » (musical), mécanisme physiologique et « conduite » identificatoire..., G. Rouget nous pousse, me semble-t-il, à disjoindre deux ordres de phénomènes dont l’articulation constitue précisément la spécificité de la possession « musiquée » et l’énigme psychosomatique de la transe. Aussi comprend-on un peu mieux pourquoi aucune analyse musicologique détaillée (exemples ordonnés en séries, études de cas...) ne vient, dans son ouvrage, à l’appui d’une interprétation propre- ment ethnomusicologique et positive des relations entre musique et transe. Pour reformuler une remarque de C. Lévi-Strauss, G. Rouget s’interroge sur la corrélation entre deux séries ou processus dont le premier est objectivable mais non le second. S’il est équipé pour analyser la musique, voire la chorégraphie, il ne l’est pas pour appréhender le développement temporel de la transe. Comment rapporter l’ineffable à l’analysable ?
Face à ce problème insoluble, il est amené à chercher hors de l’ethnomusicologie — pour l’essentiel, dans la thèse identificatoire — une réponse positive à sa question.

Quel qu’en soit l’aboutissement, sa quête est indiscutablement féconde. Dans la seconde partie du livre, elle nous apporte notamment une synthèse inédite des théories grecques et arabes de la mise en forme musicale de la transe. Le lecteur peu familiarisé (que je suis) s’instruit constamment au fil de cette riche et minutieuse discussion où G. Rouget prend à témoin et interprète Platon et Aristote, Ghazzâlî et d’autres penseurs arabes, afin de nuancer sa thèse, de parfaire sa typologie et de proposer une archéologie de nos propres conceptions de la transe.

Sa démonstration de la fonction identificatoire de la mélodie (du « message musical ») dans la transe télestique est l’acquis principal (et le fil conducteur) de son exégèse des textes grecs. A mon sens, cette démonstration n’est nullement mise en question par les remarques critiques que sa lecture de Platon et d’Aristote a pu inspirer aux hellénistes et que je me permettrai de résumer ici2. Contrairement à ce que G. Rouget affirme dans la section intitulée « L’erreur de Platon » (pp. 292-297), le philosophe grec n’aurait ni assimilé la mania télestique à une maladie ni manifesté du « mépris » ou de l’ « aversion » pour cette condition : dans sa conception (bien résumée, p. 283), la mania ou fureur télestique serait thérapeutique et l’erreur (de G. Rouget) proviendrait notamment de l’interversion (pp. 277, 295) des termes iamata « remède » et iaseis « cure ». L’auteur aurait également forcé le trait lorsqu’il présume le caractère purement instrumental de la musique de transe chez les Grecs (pp. 119, 333) et lorsqu’il évoque la dépréciation platonicienne de Y autos « clarinette » (pp. 297-306). Il aurait gagné à distinguer les deux étapes du rituel corybantique, l’initiation et la thérapeutique, l’une comme l’autre ayant été, semble-t-il, subdivisées en une phase de purification marquée par le jeu du tambourin et une phase de mise en transe au son de la clarinette. Quant à l’éthos des modes (pp. 306-315), si G. Rouget souligne à juste titre l’origine étrangère du dionysisme (et donc du mode phrygien ; p. 314), il aurait tort de penser qu’ Aristote a condamné l’harmonie phrygienne : l’auteur de la Politique ne la récuserait que lorsqu’il évoque les potentialités orgiaques du dithyrambe et il la considérerait, par ailleurs, comme l’harmonie « bien dosée » qui a sa place dans le système politique parfait, à mi-chemin entre les tendances démocratiques et les tendances oligarchiques.

Si elles la rectifient, ces critiques n’enlèvent rien à l’intérêt de l’analyse comparative de G. Rouget. La plus tranchante — pour Platon, la mania télestique n’est pas morbide mais thérapeutique — conforterait plutôt son parallèle entre la cure corybantique, le tarentulisme ou d’autres cultes de possession (p. 296). Qu’il s’agisse ou non, dans ce cas, d’une « hystério thérapie » (p. 296) et, dans d’autres, d’ « institutionnalisation de l’hystérie » (p. 238), c’est là une autre (et vieille) question qu’il serait inutile de ressasser ici.
L’intermède sur la Renaissance et l’opéra est certainement la part la plus personnelle et aussi une des plus stimulantes du livre. Il procède de l’exégèse et de l’intuition, de l’analyse historique et de l’intime conviction esthétique. Le commentateur des textes de la Pléiade, de Ficino, de Pontus de Tyard... nous apprend d’abord à qui nous devons (et au prix de quelle transformation des théories grecques des quatre mania et de l’éthos des deux modes) nos représentations les plus tenaces quant au pouvoir émotionnel, incantatoire, « magique » et, ajoutons-le, « transogène » de la musique qui nous « élève », « transporte », « extasie ». L’incantation étant, cette fois, sa cible principale, G. Rouget poursuit ainsi sa croisade contre toute conception « qui consiste à mettre la transe au compte d’une vertu sui generis de la musique, plus ou moins inexplicable et agissant en quelque sorte physiologiquement, comme une drogue, comme une intoxication, comme un philtre » (p. 336). Mais, outre qu’elle est jalonnée de trouvailles instructives — telles que la découverte de l’arithmologie pythagoricienne de la « musique des sphères » dans une étude récente de A. Déniélou sur les propriétés rythmiques des musiques supposées transogènes — , cette croisade se double ici de la réflexion suggestive de l’auteur sur la possession et l’opéra. A ses risques et périls, G. Rouget postule que celui-ci est « un des avatars de la possession. En lui [l’opéra] se réalise l’un de ses aspects essentiels, à savoir l’identification du sujet au héros par les moyens conjoints de la musique et du spectacle » (p. 317). L’idée serait banale si elle n’était pas finement développée dans l’inattendue et rusée « lettre sur l’opéra » (pp. 337-348) où le mystérieux correspondant béninois de l’auteur restitue admirablement sa vision entrecroisée d’une représentation d’opéra et d’une cérémonie de vodun. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir ce morceau de choix et je ne pose au destinataire de la lettre qu’une seule question : musique et musiquant, le chanteur d’opéra n’est-il pas, dans sa perspective, l’avatar hybride et du possédé et du chaman ?

L’ouvrage comprend une bonne bibliographie, une discographie, une filmographie et quatre index bien commodes. La chaleureuse et élégante préface de M. Leiris en dégage les enjeux, jusqu’aux confins de l’anthropologie sociale, là où le « bovarysme institutionnel » ou privé se sublime en art.

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