L’ILLUSION DE L’ALTÉRITÉ. ÉTUDES DE LITTÉRATURE AFRICAINES DE BERNARD MOURALIS

« L’ILLUSION DE L’ALTÉRITÉ. ÉTUDES DE LITTÉRATURE AFRICAINES »
DE BERNARD MOURALIS

ÉD. HONORÉ CHAMPION, PARIS
NOTE DE BUATA BUNDU MALELA, ESSAYISTE, HISTORIEN DE LA LITTÉRATURE : « DE L’ILLUSION DE L’ALTÉRITÉ »

Dans L’Illusion de l’altérité, Bernard Mouralis nous propose une synthèse significative des études littéraires francophones d’Afrique. Son ouvrage rassemble près de quarante années de recherches et de réflexions sur ce qu’il appelle les littératures « négro-africaines ». Il offre une vision claire des progressions multiples de ces recherches, ce qui contribue à faire de ce livre un outil de référence pour se familiariser avec certaines thématiques et questions liées aux études littéraires d’Afrique francophone. S’il s’agit d’un recueil, ce livre a aussi son unité : il postule en effet que les différentes littératures produites en langues européennes traduisent une réalité africaine qui lui est propre et qu’étudier ces littératures, « c’est tout simplement tenir compte du principe de réalité » (p. 9). L’ouvrage étudie cette question en accordant une place centrale aux textes, aux conditions de leur énonciation et aux discours.

Plusieurs questions importantes de l’histoire de ces littératures se voient ainsi abordées et analysées par Mouralis au départ des textes. Par exemple, Mouralis interroge les modalités par lesquelles un écrivain comme Sembene Ousmane tente de cerner la notion de développement via la représentation du changement social ; il y aborde encore la thématique du voyage perçue comme une tentative des écrivains africains de s’approprier le discours sur l’Afrique encore aux mains des Européens. Cette tendance a lieu dans un contexte de concurrence des discours dont l’un des enjeux est l’affirmation d’une écriture relativement différente de celle valorisée dans l’espace occidental. Le constat de cette concurrence discursive conduit à envisager les rapports que les écrivains africains entretiennent avec l’Occident, rapports que Mouralis étudie chez Tierno Monénembo à partir du rôle rempli par l’histoire dans le roman.

Si Mouralis analyse des textes singuliers, il s’intéresse également à des constructions discursives d’une autre ampleur, comme le mythe de Schœlcher en France qui, dans sa lecture, aboutit à un compromis entre le souvenir et l’oubli : le souvenir de l’abolition de l’esclavage et l’oubli du combat de Schœlcher, combat suscité par son expérience de voyage dans les colonies, combat en faveur de la citoyenneté et de la réalisation de ce que Mouralis appelle « l’idéal républicain » (p. 144).

Dans cet ouvrage historique, l’auteur traite de questions fondamentales pour les lettres africaines : celles des indépendances, du pouvoir et de la violence. Il les aborde notamment à travers l’image que la littérature dite « négro-africaine » a pu donner de l’indépendance haïtienne. En convoquant des auteurs comme Jean Price-Mars, C.R.L. James, Aimé Césaire, Alejo Carpentier et Édouard Glissant, Mouralis a su montrer comment des écrivains issus des espaces dominés peuvent se réapproprier l’histoire grâce à l’écriture d’une geste, en l’occurrence celle de Saint-Domingue.

Mouralis analyse aussi des débats fondamentaux de cet espace littéraire, comme celui qui porte sur l’existence ou l’inexistence d’une philosophie africaine. Il en fait voir l’enjeu pour certains auteurs africains tels Boulaga, Hountondji, Towa ou Yaï qui réagissent aussi au missionnaire belge le R.P. Tempels et à sa philosophie bantoue que Césaire caractérisait déjà de « vaseuse et méphitique à souhait »1.

Enfin, l’ouvrage de Mouralis reconstruit également la configuration du champ littéraire contemporain. L’auteur de L’Illusion de l’altérité y voit un champ qui tendrait vers l’autonomie depuis la fin des années d’indépendances, du fait que les écrivains africains auraient pris leur distance du pouvoir incarné par « l’appareil d’État : presse officielle, parti unique, adhésion aux thèses d’un leader » (p. 71). Mouralis voit dans cette distanciation le procès d’autonomisation des littératures africaines, pour lesquelles l’État n’incarne plus une instance de légitimation et de consécration. Cette distanciation se lit également dans les stratégies éditoriales qui mènent certains écrivains d’Afrique francophone vers Paris (via Présence africaine), ville à partir de laquelle ils peuvent accéder à la renommée internationale. Si l’on peut rejoindre cette analyse sur certains points, on peut toutefois se montrer plus réservé sur la conception que cette étude propose de l’autonomie. Il nous semble que le passage en Europe tend à révéler un champ plus hétéronome qu’autonome, du fait que la publication en Europe est encore l’orientation suivie par les écrivains originaires d’Afrique francophone qui désirent accéder à une renommée internationale. À ce sujet, Mouralis utilise lui-même les exemples de Lopes (publié d’abord à Yaoundé puis en Occident) et de Mudimbe (publié d’abord au Congo puis en Occident) qui essaient, comme il le dit de Lopes, « d’échapper à un contexte régional africain et entrer dans le champ de l’édition international » (p. 73). Dès lors, s’il y a bien rupture du lien entre l’écrivain et l’État postcolonial en Afrique, l’hétéronomie revient par un autre biais, sous la forme notamment d’une autonomie d’apparence, autonomie qui contraint l’écrivain à publier dans les maisons d’édition situées en Europe.

L’Illusion de l’altérité est donc un livre nécessaire pour penser la complexité des littératures francophones d’Afrique et des Caraïbes. Son intérêt réside aussi dans les approches variées qu’il adopte pour traiter de ce vaste corpus. Autre point à souligner : le corpus très hétéroclite des lettres africaines (essai, roman, poésie, théâtre…) que nous livre Mouralis évolue d’un chapitre à l’autre en fonction de l’arrivée des écrivains sur le marché des biens symboliques. Ainsi l’auteur de Littérature et développement est un témoin privilégié de cette période, en plus de sa fonction de chercheur. Cet aspect donne une autre dimension à ce livre par ailleurs réflexif.

En effet, l’acte qui consiste à rassembler l’ensemble de ses travaux dispersés dans les revues spécialisées pour en faire un tout cohérent qui reflète des années de réflexion correspond en quelque sorte à un acte réflexif. Si ce livre constitue un retour sur le sujet de l’objectivation, il nous apparaît toutefois que la démarche ne suit pas totalement sa propre logique, c’est-à-dire qu’elle nous laisse insatisfait de son élaboration sur le plan paradigmatique. Autrement dit, le dispositif noétique tiré de l’expérience empirique pour prendre la mesure du fait littéraire dit « africain » gagnerait à se manifester plus clairement dans ces études. Cette carence proviendrait-elle du fait que ces recherches ne se seraient pas arrêtées suffisamment sur leur place dans l’héritage sociohistorique de leur espace d’appartenance ? On serait tenté de se demander également si le choix concernant les modalités mêmes du questionnement échappe à l’illusion tant partagée de l’épistémologie du point zéro, c’est-à-dire « un point de vue qui se présente comme n’ayant aucun point de vue »2.

Cette difficulté de penser sa propre position apparaît dans l’usage de caractérisants pour traduire certains débats qui font l’objet de polémiques dans le champ. Par exemple, en choisissant de parler d’« afrocentrisme » (p. 502), traduction péjorative de l’afrocentricism des Africains Américains ou en déclarant que Bernal et Van Sertima occupent une position symétrique à celles des tenants de ce que l’on appelle l’« eurocentrisme », parce que Bernal et Van Sertima feraient « de l’Afrique l’origine de toute civilisation », et donc s’écarteraient « de la science parce [que leurs attitudes] subordonnent les faits au souci d’énoncer » (p. 653), ou bien en choisissant de dire de l’historien sénégalais, Cheikh Anta Diop, qu’il aurait développé l’afrocentrisme (p. 719), Mouralis tranche précisément sur ce qui est en question dans le champ intellectuel, à savoir le rôle de la légitimité de la vue prise à partir du point dominant ou dominé. Autre exemple : dans son analyse de la mise en récit de l’indépendance d’Haïti, on peut s’étonner de trouver Carpentier et ses homologues antillais qualifiés d’auteurs « négro-africains ». Est-ce là le reflet d’une épistémè qui utiliserait la convention nécessairement arbitraire de « négro-africain » pour catégoriser un certain nombre d’auteurs relativement proches dans leurs écritures et leurs interrogations ?
À cette réserve s’ajoute le regret de n’avoir pas pu trouver une explication systématisée des notions d’illusion et d’altérité telles que l’auteur en fait usage dans son livre. Mais nos interrogations ne doivent pas faire oublier le caractère positif et stimulant de l’Illusion de l’altérité dans ses limites comme dans ses avancées.
Notes
1 - Césaire (Aimé), Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p. 32.
2 - Grosfoguel (Ramón), « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global : transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, 26, 2006, p. 53.

Dans la même rubrique

27 août 2022

LES MODES D’APPROCHE D’UNE ŒUVRE MUSICALE

LES MODES D’APPROCHE D’UNE ŒUVRE MUSICALE Du Dr Ambroise Kua-Nzambi Toko, Compositeur & Musicologue (1)
Avant l’art moderne, l’œuvre semble l’expression d’une expérience antérieure..., L’œuvre dit ce qui a été conçu ou vu si bien que de (...)

25 août 2020

LES SYSTÈMES DE NUMÉRATION PARLÉE EN AFRIQUE DE...

LES SYSTÈMES DE NUMÉRATION PARLÉE EN AFRIQUE DE L’OUEST DU PROF. ABDOULAYE ELIMANE KANE, PHILOSOPHE ÉDITIONS L’HARMATTAN (COLLECTION ORALITÉS) & PRESSES UNIVERSITAIRES DE DAKAR, 2017
NOTE DE LECTURE DE LILYAN KESTELOOT : RETOUR SUR UN (...)

19 juillet 2020

MYTHOLOGIE DU MÉTISSAGE DE ROGER TOUMSON

MYTHOLOGIE DU MÉTISSAGE DE ROGER TOUMSON, PROF ET THÉORICIEN DES LITTÉRATURES FRANÇAISE ET FRANCOPHONE
NOTE DE LILYAN KESTELOOT PARIS, ÉD. PRESSE UNIVERSITAIRE DE FRANCE. Il n’est pas aisé, pour qui n’a pas une solide culture philosophique, (...)

13 mai 2020

L’ENCYCLOPÉDIE DES LITTÉRATURES EN LANGUES...

L’ENCYCLOPÉDIE DES LITTÉRATURES EN LANGUES AFRICAINES - ELLAF, PAR MARIE-ROSE ABOMO-MAURIN ENSEIGNANTE DE LITTÉRATURE & CIVILISATION D’AFRIQUE
LE PROJET ELLAF
Un projet et une démarche scientifiques
L’Encyclopédie des Littératures en (...)

31 janvier 2020

AMÉDÉE PIERRE ET SA MUSIQUE : RETOUR SUR L’UN...

L’homme nait, baigne et grandit dans un contexte ou un environnement (culturel, économique, familial, historique, idéologique, politique, social…). Aussi, ce contexte, cet environnement, impacte-t-il sa vie. Pour mieux connaître et comprendre (...)

29 novembre 2019

TOPONYMIE ET ONOMASTIQUE EN ZONE FANG-BOULOU...

TOPONYMIE ET ONOMASTIQUE EN ZONE FANG-BOULOU BETI DU SUD-CAMEROUN, PAR MARIE-ROSE ABOMO-MAURIN ENSEIGNANTE DE LITTÉRATURE & CIVILISATION D’AFRIQUE
Dans le cadre de ce colloque, Toponymie et Pluridisciplinarité, la présente étude se (...)

25 octobre 2019

LES PREMIERS OUTILS DU MONDE (EN AFRIQUE) PAR...

LES PREMIERS OUTILS DU MONDE (EN AFRIQUE) PAR AUGUSTIN HOLL, ARCHÉOLOGUE
(DOSSIER TÉLÉCHARGEABLE CI-DESSOUS)
L’histoire initiale de cet immense continent naît avec l’apparition des premiers hominidés, qui pourraient être Toumaï, dans le (...)

27 août 2019

LA KORA UN INSTRUMENT DE MUSIQUE À CORDES...

LA KORA UN INSTRUMENT DE MUSIQUE À CORDES AFRICAIN Par le Prof. Paul Dagri(1) : Entretien avec Koffi Amenan Nadège(2)
1. Qu’est-ce qu’une kora ?
Une kora est une harpe-luth à 21 cordes : c’est-à-dire un instrument qui présente à la fois les (...)

19 juillet 2019

HISTORIOGRAPHIE DES ÉCRITURES AFRICAINES SUITE...

HISTORIOGRAPHIE DES ÉCRITURES AFRICAINES SUITE AU COLLOQUE DU PROF. S. BATTESTINI : DE L’ÉCRIT À L’ORAL AFRICAIN. LE PHÉNOMÈNE GRAPHIQUE AFRICAIN PAR PAPE BAKARY CISSOKO, PHILOSOPHE
Comme l’histoire (Hegel), l’esthétique africaine, le (...)

27 février 2019

LA FONCTION MUETTE DU LANGAGE. ESSAI DE...

LA FONCTION MUETTE DU LANGAGE. ESSAI DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE CONTEMPORAINE DU PROF. JACQUES COURSIL, LINGUISTE, SÉMIOTICIEN, PHILOSOPHE DES MATHÉMATIQUES ÉDITIONS IBIS ROUGE, 2000 Les trois analyses qui composent cet essai constituent une (...)

2 mai 2016

LILYAN KESTELOOT, UNE GRANDE PIONNIÈRE DES ÉTUDES AFRICAINES

LILYAN KESTELOOT, UNE GRANDE PIONNIÈRE DES ÉTUDES AFRICAINES « AU CARREFOUR DES LITTÉRATURES AFRIQUE-EUROPE. HOMMAGE À LILYAN KESTELOOT » . S/S DIRECTION D’ABDOULAYE KEÏTA ÉD. IFAN KARTHALA, PARIS NOTE DE TIRTHANKAR CHANDA Lilyan Kesteloot (...)

13 septembre 2015

FONDATION FÉLIX HOUPHOUET BOIGNY POUR LA...

FONDATION FÉLIX HOUPHOUET BOIGNY POUR LA RECHERCHE DE LA PAIX : APPEL A CONTRIBUTION PROPOSITION DES CONTRIBUTIONS JUSQU’AU 31 JUILLET 2016. LA FONDATION FÉLIX HOUPHOUET BOIGNY POUR LA RECHERCHE DE LA PAIX EN PARTENARIAT AVEC L’INSTITUT (...)

1er juin 2015

APPEL À CONTRIBUTION POUR UN OUVRAGE COLLECTIF SUR MONGO BETI

APPEL À CONTRIBUTION POUR UN OUVRAGE COLLECTIF SUR MONGO BETI
DATE LIMITE DE RÉCEPTION DES CONTRIBUTIONS LE 20 AOÛT 2015
Poursuivant ses investigations sur l’œuvre de Mongo Beti, le groupe de recherche ‘‘Littérature et Société’’ de (...)

4 février 2015

L’EXPANSION BANTOUE : VIEILLES QUESTIONS, NOUVELLES DONNÉES

L’EXPANSION BANTOUE : VIEILLES QUESTIONS, NOUVELLES DONNÉES
LA GÉNÉTIQUE HUMAINE ET L’ÉTUDE DES PALÉO-ENVIRONNEMENTS OFFRENT DE NOUVELLES PISTES AUX CHERCHEURS POUR RÉCONSTITUER LES MIGRATIONS HUMAINES.
Les recherches sur la « question (...)

21 novembre 2014

Le Preux et le sage, note de lecture par Lylian Kesteloot

Le Preux et le sage, note de lecture par Lylian Kesteloot
« Le Preux et le Sage » transcription et traduction du philosophe Mamoussé Diagne.

Une épopée africaine est, d’abord et toujours, une épopée de nos origines. Le travail magistral du (...)

4 novembre 2013

L’art de bien agir, par Rolf Dobelli

L’art de bien agir, par Rolf Dobelli 52 voies sans issue qu’il vaut mieux laisser aux autres... Auteur(s) : Rolf Dobelli Editeur(s) : Eyrolles Nombre de pages : 250 pages Date de parution : 10/10/2013 EAN13 : 978221255662 Résumé (...)

31 août 2013

Article de notre Membre Clémentine M. Faïk-Nzuji

Réflexion sur l’élaboration et la transmission du savoir en sciences sociales africaines 
 

Clémentine M. Faik-Nzuji 
Université catholique of Louvain
• L’option de cette réflexion


Le thème de ce numéro spécial de Mots Pluriels (...)

30 août 2013

Articles de notre Membre historien Simao SOUINDOULA

— Articles de notre membre historien Simao SOUINDOULA (ci-dessous)
1) L’Argentine Mélano-Africaine, par Simão Souindoula
2) La reine Zinga, un modèle d’intelligence politique
3) Simao Souindoula relève le combat commun de Kibangu et Kimpa (...)