« LA RELIGION ET LA MAGIE SONGHAY », DE JEAN ROUCH

« LA RELIGION ET LA MAGIE SONGHAY », DE JEAN ROUCH.
NOTE DU PROF., EDMOND ORTIGUES, PHILOSOPHE & PSYCHOPATOLOGUE

Luc de Heusch et Pierre de Maret ont eu l’heureuse idée de publier dans leur collection d’anthropologie sociale une nouvelle édition de la thèse de Jean Rouch (la première ayant paru aux PUF en 1960). Le texte n’est pas modifié, mais d’abondantes notes ajoutées en 1989 renouvellent l’intérêt de ce livre, en le reliant aux films ethnographiques qui ont fait de l’auteur, un merveilleux poète. Le « cinétranse » transfigure l’écrit en nous invitant à ce que Rouch appelle « l’ethnographie de l’enthousiasme », au sens étymologique de ce mot qui désignait chez les Grecs le transport divin, le dieu-en-l’homme.
Quelle est la religion des Songhay ? Officiellement l’islam. Mais, en Afrique noire, Dieu n’est pas jaloux. Les observances coraniques s’allient aux coutumes ancestrales dans ce que Rouch appelle « une religion vivante » c’est-à-dire inventive, capable de se modifier pour intégrer des apports étrangers, surtout lorsqu’ils portent la trace d’anciens conflits (pénétration arabe ou colonisation européenne). Ces alliances conflictuelles introduisent dans la foi un humour, c’est-à-dire un humanisme.
Pour concilier la religion du Livre et celle des ancêtres, il est un principe général admis dans le Sahel, c’est que Dieu a créé le monde en plusieurs périodes. Au dire des Songhay, les premières créatures furent les Zins c’est-à-dire les djinns de la tradition musulmane interprétés comme des génies locaux, attachés à telle montagne, telle mare, tel village. Les Zins se métamorphosent ; on les rencontre parfois sous la forme du serpent familier. Ensuite Dieu fit des créatures plus puissantes, les génies ancestraux dits « Holey », qui supplantèrent les Zins et qui aujourd’hui encore, intègrent parmi eux les Hauka, les génies coloniaux. Le culte des Génies ainsi justifié, le concordisme théologique se poursuit par de subtils arguments. L’un des plus remarquables est le suivant : au début de la création, le monde fut troublé par la rivalité des multiples créatures divines (le conflit des Zins et des Holey, les Seytans, les hommes) ; pour rétablir l’ordre, Dieu décida d’envoyer un messager, ce fut Ndebi que les arabes appellent Hanabi, « le Prophète » (le mot habi précédé de l’article ha). N’allez pas imaginer que Ndebi soit une imitation de Hanabi, un simple produit d’importation ! Car il existe dans la mythologie et surtout la magie songhay une fonction traditionnelle, c’est la fonction du « guide ». Un magicien, pour exercer son art, s’annexe une puissance surnaturelle qu’il prend pour guide. Ndebi est le Guide par excellence. Les musulmans, de leur côté, ne disent-ils pas que Hanabi est le guide des croyants ? Sans doute, mais, pour éviter les confusions, écoutons les explications que donne un informateur sur le nom de Ndebi : « Lorsque les musulmans vinrent au Songhay, ils virent le rôle que jouait ce saint personnage, et le comparèrent tout de suite à Mohammed, et l’habitude se prit de leur donner le même titre. » C’est joliment dit !

Le livre de Jean Rouch est commode à consulter, car son plan est aussi méthodique qu’un inventaire muséographique. On étudie successivement les mythes, les textes rituels, les objets rituels, les agents du culte, le culte proprement dit, enfin la magie. Au lecteur est laissé le plaisir de faire d’indispensables recoupements entre les pièces précieuses amoncelées dans ces vitrines. Car le premier chapitre intitulé « Structure religieuse » (au singulier ne répond qu’imparfaitement à son titre. Rouch y donne une présentation générale des populations étudiées ; il résume ce qu’il a développé ailleurs dans sa Contribution à l’histoire des Songhay, publié en 1954 dans les Mémoires de l’Ifan.

Cependant le titre « Structure religieuse » aurait davantage convenu à un chapitre de conclusion, au moment où il devient possible de réfléchir sur les problèmes que pose l’ensemble très complexe du chemin parcouru. Jean Rouch a recueilli un grand nombre de textes, une véritable anthologie de littérature orale, un corpus sur lequel on peut faire d’inépuisables remarques...
On remarquera d’abord que la mythologie songhay nous est présentée sous deux formes différentes : d’abord sous sa forme narrative (chapitre 2, les mythes), puis sous sa forme rituelle (chapitre 3, les textes rituels). Il y a dans cette double présentation une vue très juste et profonde. Le chapitre 2, en nous exposant les mythes sous forme de récits, nous familiarise avec les divers personnages surnaturels qui vont intervenir dans le drame sacré. Mais, comme le souligne Jean Rouch, l’informateur ne peut faire à l’ethnographe ce genre de récit explicatif qu’en avertissant au préalable les Génies que ce qui suit ne les concerne pas ; il doit procéder à une dé-ritualisation du mythe.

C’est seulement dans le chapitre 3 sur les « textes rituels » que nous abordons la mise en action du mythe, lequel s’exprime alors sous ; sa forme effectivement religieuse. De même que, dans les religions du Livre, l’usage liturgique découpe la Bible ou le Coran en versets, en fragments évocateurs susceptibles d’être médités ou criés ou chantés, ainsi les éléments morphologiques du mythe en action révèlent leur puissance en des expressions fragmentaires capables d’entrer en composition avec les gestes liturgiques, la mélodie, la danse, les émois vécus en commun. La croyance religieuse ne se comprend qu’en action. C’est pourquoi les chapitres 3, 4 et 5, se comprennent l’un par l’autre. Mythe, rite et organisation sociale sont inséparables. Ce qui confère au culte sa puissance évocatrice et son aura de mystère vient de ce que l’expression verbale, l’expression gestuelle et la force agrégative de l’expression collective, ne sont, prises à part, que des symboles incomplets, des parties composantes d’une symphonie ; leur combinaison seule symboles fait de l’expression religieuse une « action », un jeu du mystère. L’action rituelle, ressemble à l’action dramatique, sauf qu’elle se veut surnaturellement efficace au-delà de sa représentation. La nécessité pour la religion de s’exprimer sur plusieurs registres à la fois (mythique, rituel, agrégatif) la distingue des enchaînements linéaires de la pensée discursive en déployant comme un volume musical, un espace à plusieurs dimensions, un temple invisible dans lequel on peut « entrer ». L’atmosphère religieuse échappe au langage parce qu’ici le langage s’échappe à lui-même, passe dans le geste et la mélodie, devient une action capable de contraindre les puissances invisibles et de discipliner l’enthousiasme des danses de possession qui transportent les hommes dans l’univers imaginaire des héros et des dieux.
Les systèmes religieux doivent s’analyser comme des œuvres d’art qui tentent de rendre le monde humainement habitable, pareilles à ces chefs-d’œuvre instinctifs où se nichent les insectes et les oiseaux, du ciel.
Jean, Rouch nous montre qu’en certaines circonstances la coutume est créatrice. La veine poétique des Songhay s’est montrée capable d’inventer de nouveaux Génies (tels les Hauka), de même qu’ailleurs (chez les Diola et d’autres) on ne cessait d’inventer de nouveaux masques. Cependant, nous dit Rouch, il y a des religions à masque et des religions à danse.
Chez les Songhay, il n’y a « pas de masque, pas de représentations humaines ou animales, mais des "uniformes", des armes, des bâtons, des vases, des parfums et même des arbres » (p. 165). Quant aux ancêtres, on ne danse pas pour eux (p. 155), et leurs autels sont rares (p. 160).

Nous touchons ici au problème central. On sait que certaines ethnies n’ont aucune danse de possession (et même les Tallensi s’en moquent, au dire de Meyer-Fortes) ; d’autres en ont seulement à certaines périodes fixées par la coutume (ainsi les Serer) ; d’autres enfin en ont à profusion tout le long de l’année (voir Gibal). Ne pourrait-on dessiner la géographie de ces avancées à degrés variables dans le dionysiaque ? Il semble que les danses de possession accordent à l’individu chevauché ou élu une attention plus grande que d’autres rites, tels que la venue des Masques où le porteur anonyme s’efface dans l’exercice d’une magistrature supérieure.

Beaucoup plus troublante est la question des rapports entre le corps du danseur et l’autel du Génie. Jean Rouch s’interroge à plusieurs reprises sur ce qu’il appelle « la mécanique de la possession ». Mais nos psychologues, sur ce point, n’ont que trop tendance à se laisser fasciner par le spectacle. C’est dans l’histoire des religions qu’il faut replacer l’étude des chorégraphies sacrées. Dans tous les rites de possession que je connaisse, la présence du Génie est marquée d’une double, référence : à la transe corporelle des individus, et à l’institution de l’autel sur lequel on pourra faire des sacrifices. Il en est ainsi au Sénégal, et le film des « Maîtres-fous » montre qu’il en est de même dans le culte des Hauka. Exemplaire à cet égard est la fête du Yenendi, rapportée par Jean Rouch page 236. On y verra comment la danse des Tôrou prélude à la cérémonie par laquelle le prêtre Sorko fait un sacrifice près du vase sacré, le hampi, traité comme un « centre » autour duquel se déploient les quatre points cardinaux. « II fait avec le sang de chacun d’eux un cercle autour du hampi, met quelques gouttes de sang sur le hampi lui-même et y colle quelques plumes. Il a " posé " le hampi ». Or, cette expression « poser le hampi » peut être mise en parallèle avec les expressions wolof et serer parlant de « fixer » le Génie à un autel, et d’autres expressions semblables que l’on trouve un peu partout évoquant un rite de fondation, vocabulaire qui est d’ailleurs indépendant des danses de possession puisqu’on le retrouve par exemple chez les Tallensi mentionnés plus haut. La construction de l’autel paraît une constante traditionnelle trop importante pour être négligée dans les analyses psychologiques. La même référence « centrale » se retrouve avec des variantes lorsque les rites de possession gravitent autour de la tombe d’un saint ou d’une statue de la Madone (comme en Italie du Sud, en Hollande, etc.). La question qui se pose alors est la suivante : y a-t-il vraiment des cas où les cultes de possession décrochent complè- tementde toute référence à l’extériorité sociale d’un autel, d’une tombe, d’une « chose publique », d’un centre matérialisé dans un objet sacré ? C’est un point qui demanderait un examen approfondi ; Si la transe orgiastique n’a plus d’autre référence qu’elle-même, en quoi se distinguerait-elle d’une pure et simple théâtralisation ? Nous savons que, même en Grèce, le passage du culte dionysiaque à la représentation théâtrale n’a pas décroché de la référence à l’autel. Lorsque les concours d’art dramatique ont envahi la fête des Dionysies, celle-ci n’en a pas moins gardé sa signification religieuse : l’autel était toujours là. La danse de possession a diverses fonctions religieuses : elle a, comme le montre Rouch, une fonction épiphanique ou divinatoire qui permet à l’assemblée de « communiquer directement avec ses dieux » ; elle a aussi une fonction thérapeutique individuelle qui a pour but de faire passer dans les symboles communs la puissance invisible qui tourmente le corps, et ce passage du corps individuel aux symboles collectifs a pour effet d’agréger fortement l’individu à la congrégation des possédés. La guérison rituelle, que nous appelons chez nous « le miracle », procède toujours de la même manière : elle déplace le symptôme dans une forte agrégation à la communauté sacrée, hors de laquelle, désormais, on ne saurait vivre. Même chez nous, certains psychanalystes ont, comme disait Lacan, leur « passe », leur rite de passage qui les unit pour une cause commune dans une forte congrégation. Pas d’Eglise sans miracle, dit la théologie ; pas de miracle sans secte, répond l’expérience séculaire.

Le caractère merveilleux des réactions paroxysmales (telles que les crises de possession) est une forme d’expression collective intermédiaire entre la religion et le théâtre, entre la fonction agrégative du miracle et la fonction cathartique de la représentation dramatique, qu’Aristote a discerné le premier. Historiquement, c’est ainsi que se pose le problème que Jean Rouch lui-même a vécu avec sa caméra.
On a l’impression que les danses de possession s’épanouissent en Afrique dans un contexte sociologique intermédiaire entre le culte des ancêtres sacralisant les solidarités ethniques et des formes plus individuelles, plus congrégationnelles, plus électives, plus proches en cela des cultes pratiqués dans les religions de salut. Telle est, en effet, la religion des Songhay, qui admet à la fois les espérances islamiques de l’autre monde, et l’efficacité des Génies ancestraux pour ce monde-ci. Dans l’histoire d’Israël, c’est au moment où se produisent les transformations sociales qui devaient aboutir à l’instauration de la royauté, c’est à ce moment que l’on voit proliférer les prophètes dansants, les nebiim possédés. Saul lui-même en fut, et David jouait encore de la harpe comme un griot. Quand la royauté fut stabilisée, les prophètes n’ont plus dansé. Ils se firent écrivains, et Jérémie prit un secrétaire. N’est-ce pas aussi dans une période d’instabilité sociale que le dionysisme grec s’est développé, dans cette zone intermédiaire entre l’antique religion de la Cité et le congré- gationalisme des religions de mystère promettant à l’individu l’immortalité bienheureuse ? Enfin plus proches de nous, au XVIIIe siècle, les jansénistes convulsionnaires de saint Médard, et les « enthousiastes » que l’Esprit mettait en transe chez les camisards cévenols, ne furent-ils pas les premiers signes annonciateurs d’une société en voie de mutation ? Rituel de l’enthousiasme, certes, mais aussi rituel de « la crise ». Il y a là des choses que nous comprenons mal. Le livre de Jean Rouch et sa caméra nous introduisent à des secrets qui ne sont pas tous d’ordre initiatique.

Jean rouch. La religion et la magie songhay. Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, 2e éd. 1989, 377 p.
© Ortigues Edmond. Jean Rouch. La religion et la magie songhay. In : Journal des africanistes, 1990, tome 60, fascicule 2. pp. 199-202 ;

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